Ça fait un an aujourd’hui qu’on ne s’est pas parlé, Olivier. L’époque où passer cinq minutes sans se voir nous déboussolait, où être identiques nous rendait fiers, complices, ce temps-là me manque de plus en plus. J’en rêve même avec nostalgie.
Je repense à ce jeu que, petit, j’avais inventé. T’en souviens-tu ? On se plaçait côte à côte devant le miroir et chacun regardait l’autre. Tu étais mon reflet. J’étais le tien. On a dû trop jouer. Aujourd’hui, devant la glace, c’est encore toi que je vois. Et je me cherche.
C’est ce qui explique mon entêtement à régler notre désaccord. Malgré ton silence et le mur que tu t’obstines à dresser entre nous, je m’acharne. Parce que te revoir, ce serait un peu me revoir.
« Ce ne sera pas possible, m’as-tu dit d’une voix mono- corde lors de ma première tentative. Je veux remettre mes limites. Digérer ton roman. T’es allé trop loin. Le jour où t’as voulu devenir écrivain, je l’avais prédit que ça fini- rait comme ça, mal. »
Elle a baissé la tête, m’accusant de l’infantiliser.
Maman a ri, prétendant que j’ai toujours été pareil avec toi.
À cause de nos bulletins du primaire, maman n’a pas cessé de répéter : François c’est les lettres et Olivier les chiffres. Sans le savoir, elle traçait ta porte de sortie, ton chemin vers l’individualisation.
Tu voulais être différent, c’en était presque une obsession. Comme si être moi, c’était mal. À six ans, déjà, ça t’insultait qu’on nous confonde et tes réactions me brisaient le cœur. Voir l’être que t’aimes le plus au monde commencer à te détester, puis s’éloigner peu à peu sans que tu comprennes pourquoi, alors que cette personne est une partie de toi, te semble être toi, c’est difficile Olivier, c’est terrible.
Depuis ce temps, j’ai l’impression d’être une créature binaire. Quand on était toujours ensemble, je me sentais entier. L’écriture est la seule manière que j’ai trouvé de te faire revivre en moi, de me sentir complet.
Content que tu l’avoues enfin. Tu t’es servi de moi pour l’écrire, ton histoire de mathématicien qui se définit par la négative. Son incapacité à s’aimer tel qu’il est, sa quête de différenciation qui le dénature peu à peu, le personnage dans lequel il s’emprisonne au quotidien et le meurtre du frère comme seule et ultime libération, ça m’a profondément offensé. Ton roman fait de moi un monstre.
J’ai eu mal. J’ai fortement réagi. Mais j’en accepte la raison seulement aujourd’hui. Tu as vu juste, François. Tout ce que je n’aime pas en moi, tout ce que je trouve faible, tout ce que je tente d’améliorer, d’éradiquer, ce sont les parties qui te ressemblent. Et si la scène de meurtre m’a autant troublé, c’est que depuis l’enfance, je tente de l’accomplir de manière symbolique, en moi.
Mais malgré tous mes efforts je n’y peux rien, quand je me regarde dans le miroir, c’est encore toi que je vois.