Un peu plus de deux ans après la parution de son roman L’orangeraie, Larry Tremblay transporte l’histoire des jumeaux Amed et Aziz là où elle se termine : au théâtre. À travers le regard candide de deux enfants, l’auteur de Dragonfly of Chicoutimi et de Abraham Lincoln va au théâtre dépeint un pays en guerre et le moteur de la haine qui le ronge : la vengeance.
La pièce s’ouvre sur Shaanan, la grand-mère des jumeaux, qui nous parle d’outre-tombe : « M’entendez-vous ? », nous demande-t-elle. Entre les murs du Théâtre Denise- Pelletier, les morts, eux au nom de qui on tue, voudront nous dire quelque chose. Mais quoi ?
La situation politique dans laquelle ont grandi les personnages n’est pas sans rappeler l’actualité récente, où les terroristes défraient les manchettes en multipliant les attentats au nom de Dieu. Ayant souvent eu le dessous de l’Histoire, ces peuples souhaitent venger les nombreux affronts commis à l’endroit de leurs pères, morts dans un conflit dont les racines sont si profondes qu’on peine à en imaginer la fin.
Le sens d’une telle guerre n’est pas stratégique. Les attaques ne visent pas à prendre des positions pour protéger un territoire et assurer la sécurité ou la croissance d’une nation ; elles ne sont pas tournées vers l’avenir et un monde meilleur pour les enfants, mais vers le passé. C’est un serpent qui mange sa propre queue.
Le mythe du sacrifice s’inscrit dans toutes les grandes religions, l’Islam comme le Judaïsme, où Dieu demande à Abraham d’immoler son fils – Ismaël chez les musulmans, Isaac chez les juifs. Le père s’exécute et l’enfant consent sans broncher parce que c’est la volonté de Dieu. Au moment où Abraham s’apprête à allumer le bûcher, un ange l’arrête. Dieu sait maintenant que l’homme est prêt à Lui donner ce qu’il a de plus précieux et, pour le récompenser de sa soumission totale, lui offre une longue descendance.
C’est à ce paradoxe inscrit dans le cœur du patriarcat auquel s’attaque Larry Tremblay. Depuis le début de la guerre, l’orangeraie, qui représente tout le peuple des jumeaux, a perdu en vitalité et le désert a gagné du terrain. On ne laisse plus les fruits mûrir et tomber, on ne laisse plus les pépins germer pour permettre à d’autres arbres de pousser. On ne laisse plus la vie suivre son cours.
Alors que ceux qui acceptent de se sacrifier croient se rapprocher de Dieu et venger les morts, on sait aujourd’hui que des organisations comme le groupe armé État islamique et Al-Qaïda obéissent à des modes de fonctionnement calqués sur ceux des entreprises. Leurs attentats, toujours plus spectaculaires, jouent le rôle de publicités en assurant le rayonnement de la « marque » de ces fabricants de l’horreur. Leur objectif est d’attirer toujours plus de consommateurs-croyants, pour recevoir toujours plus d’argent de la part des riches commanditaires. Si on tue au nom des morts, en vérité ceux-ci sont les prête-noms d’obscurs dirigeants.
On met des mots dans la bouche des morts.
Quand le personnage principal de la fable de Larry Tremblay est amené à quitter son pays, ce qu’il découvre à Montréal provoque son désenchantement, révolution intérieure qui n’est évidemment pas des plus faciles à accepter. Ceux au nom de qui on a tué n’ont peut-être au fond jamais demandé à être vengés. Ceux qui se sont sacrifiés ont peut-être été trahis. Ceux qu’il aimait sont morts en vain.
Dans ce monde patriarcal, les femmes sont prises en otage. Elles qui donnent la vie voient leurs enfants sacrifiés les uns après les autres. On dit qu’il n’y a rien de plus terrible que d’enterrer ses enfants. Les envoyer consciemment dans leurs tombes va à l’encontre de toute logique, voire à l’encontre du corps de la mère. Si le fantôme de son grand-père demande à ce qu’on le venge, le personnage principal de L’orangeraie finit par tendre l’oreille à la parole de sa grand-mère, qui, elle, comme un oranger, demande qu’on laisse les pépins de ses fruits produire d’autres arbres et ainsi voir s’agrandir l’orangeraie. Plus il y aura d’arbres, moins le sol sera aride. Il n’y a qu’en permettant à la vie de suivre son cours que l’on peut repousser les frontières du désert.