La forme
Pour L’orangeraie, j’ai hésité dès le départ entre un roman et une pièce de théâtre. Au fait, il m’arrive très souvent, quand je commence une œuvre, de ne pas savoir si c’est de la poésie, du théâtre ou un roman. Ça peut durer plusieurs mois. J’essaie de me surprendre. J’ai écrit, il y a quelques années 158 fragments d’un Francis Bacon explosés, un recueil de poésie, parce que Bacon est un de mes peintres préférés. J’ai imaginé une de ses toiles explosée en 158 fragments, et pour chaque fragment, j’ai écrit un poème. J’aime à fragmenter ma pensée.
S’adapter soi-même
C’était une expérience nouvelle pour moi. Mais au bout du compte, ce n’était pas trop astreignant. L’orangeraie avait déjà une grande théâtralité en lui, comme roman. Il comporte déjà beaucoup de dialogues, il est très court et dense, parce que justement, je bénéficie de mon expérience d’écriture dramatique pour mes romans, et je mets l’accent sur l’action, ce qui est primordial au théâtre. Donc, chacun des chapitres est une roue qui fait avancer un engrenage pour aboutir à la finale. Et comme par hasard, ça se termine au théâtre.
(En)quête
Je n’écris pas avec un plan. Et au départ, je ne sais pas grand-chose. Mon réflexe d’auteur dramatique, c’est de faire parler mes personnages. Je considère les premières pages d’une œuvre comme une scène de crime. Il s’est passé quelque chose, mais comme je n’y étais pas, je dois enquêter et interroger mes personnages. Qu’ont-ils fait ? D’ailleurs, comment s’appellent-ils ? Que faisaient-ils cette journée-là ? Je ne suis pas un enquêteur méchant, mais assez entêté, je vais au fond des choses. Parce que les personnages ne disent pas toujours la vérité, alors je dois les poursuivre et m’acharner sur eux. Il y a deux grands mouvements, il y a la quête et l’enquête. Dans la quête, les choses jaillissent, ce sont souvent les personnages, les prémisses d’une œuvre. L’enquête, c’est tout le travail d’élaboration, de réflexion, de construction, de montage, bref de mise en scène dans l’écriture.
La cuisinière
Je suis quelqu’un qui s’ennuie assez vite, donc je dois souvent écrire plusieurs œuvres en même temps. Pour qu’elles agissent l’une sur l’autre, en contrepoints. Sinon, c’est exigeant d’être toujours dans la même histoire ou la même atmosphère. J’ai toujours l’image d’une cuisinière avec plusieurs ronds. J’ai un roman qui mijote alors que j’ai une pièce de théâtre qui bout. L’un à feu doux, l’autre à feu très puissant. J’ai besoin des quatre ronds ! Mais il ne faut pas que je les néglige, ça pourrait prendre feu.
L’orange dans la montagne
Ça a commencé par un duo vocal, comme une cantate. Ce n’était ni totalement romanesque ni totalement théâtral. Le projet était associé à la Maison de l’architecture à Montréal. Il y a cinq ou six ans, la Maison de l’architecture avait jumelé cinq écrivains à cinq architectes, autour d’un thème commun : frontières émouvantes. J’avais été jumelé avec l’architecte Éric Gauthier, qui a refait l’Espace Go, le Quat’Sous et la Licorne, donc quelqu’un de très près du théâtre. À ma première rencontre avec Éric, j’ai dessiné un triangle sur un napperon. Et le triangle m’a amené à y voir une montagne. Comme architecte, Éric a élaboré les plans de la montagne, et j’ai soudainement dit à Éric, mets donc une orange dans la montagne. Je suis parti avec l’idée qu’il y avait des frères ennemis d’un côté et de l’autre. Or, cette montagne à deux versants m’a amené au thème de la gémellité, et me sont apparus deux jumeaux, Amed et Aziz… Ç’a été lu à l’époque par Sébastien Ricard et Ariel Ifergan, qui sera d’ailleurs de l’adaptation théâtrale. Voilà toute l’histoire !
La complexité
Mes textes, il paraît qu’ils sont complexes, pas compliqués, mais complexes. Et je le prends comme un compliment. J’aime que mes textes aient plusieurs niveaux de compréhension possibles, et qu’il reste quand même un mystère, qu’on ne puisse pas digérer tout le texte et dire : j’ai tout compris. Il doit rester quelque chose à gruger, penser et réfléchir.
Claude poissant
Ce qu’il y a de bien avec Claude, c’est qu’il comprend mes textes, je n’ai pas besoin de les lui expliquer ! Évidemment, un metteur en scène doit fouiller toutes les trappes et les sous-trappes du texte, et Claude le fait admirablement bien. Il ne réduit pas mes personnages à des êtres psychologiques, parce qu’ils sont plus que ça, voire encore moins que ça, parce que j’accorde beaucoup d’importance à la chair des mots, à la musicalité. Claude sait très bien que rendre ça trop psychologique atténuerait la musique du texte, qu’il faut trouver avant de passer aux émotions. L’émotion doit arriver en dernier, comme une fleur.
La mise ne abyme
Cantate de guerre, c’était l’histoire d’un soldat qui hésite à tuer un petit garçon de 7 ans, qui lui fait penser à son propre fils… Sans ce moment d’hésitation, il n’y aurait pas de pièce de théâtre ! C’est là où la conscience surgit, ce petit moment philosophique où on sort de l’engrenage. J’ai ramené cette situation dans L’orangeraie, pour boucler une boucle. Comme un musicien qui fonctionne avec des leitmotivs, qu’on retrouverait dans une cantate et plus tard dans un quintette ou une symphonie. J’ai toujours dit que j’écrivais un peu comme de la musique. Cantate de guerre se terminait par une question : « Dis- moi pourquoi je ne te tuerais pas ? » Et dans L’orangeraie aussi, ça finit par : « L’entends-tu ? » C’est un appel qui s’adresse au public. Ou aux lecteurs. C’est un roman tragique, que je ne pouvais pas conclure par un happy- end, ça aurait détruit le roman. Mais je voulais quand même terminer sur une lueur d’espoir.
L’enfance
J’ai écrit dans le roman que la guerre efface les frontières entre le monde des enfants et celui des adultes. C’est ce qui me guidait : montrer comment la guerre transforme et kidnappe l’enfance ! Dès que tu installes la haine dans le cerveau d’un enfant, que tu le programmes pour haïr, ce n’est plus un enfant. L’enfance est plutôt un monde de découverte, de curiosité, d’ouverture et de non-préjugé.
L’écriture
L’écriture est toujours un travail, ce n’est jamais naturel. C’est une profession chez moi, ça fait 40 ans que j’écris. Je me pose des questions sur le processus de création, chaque œuvre génère le sien… Mais quand j’écris, j’écris. Je ne me pose pas de questions sur la distribution, la production, l’argent, la compagnie, le théâtre, sinon c’est très mauvais pour la création. Quand je donne des ateliers d’écriture, je dis souvent : ne pensez pas à ce que ça pourrait devenir, créez plutôt. Si vous voulez avoir de la neige ou 12 000 personnes sur scène, allez-y ! Il ne faut pas freiner son imaginaire.
La religion
J’essaie le plus possible de ne pas m’imposer. De permettre au lecteur de lui-même faire ses choix. Et avec L’orangeraie, je crois que je l’ai réussi, parce que je n’ai jamais eu d’échos comme quoi je jugeais mes personnages, et ça, c’est plutôt bon signe pour moi. Ce n’est pas facile, quand on est dans une histoire avec des conflits ethniques ou religieux, de ne pas tracer tout de suite avec un trait rouge les méchants et les bons ! Il y a deux semaines, je faisais une conférence, et une dame d’origine arabe est venue me voir, pour me parler du personnage de Tamara, la maman. Elle m’a dit : Comment vous avez fait, pour faire parler une Arabe – parce que pour elle, c’en était une –, c’est tout à fait ça ! Elle était convaincue que je connaissais des femmes arabes ou que j’avais vécu là-bas. Non, j’ai tout imaginé.
La compassion
Mon roman vise à amener les lecteurs à se mettre à la place de ces gens face à des choix tragiques. Pour faire en sorte que le lecteur vive le tout de l’intérieur, et non pas comme lorsqu’il ouvre la télé, qu’il n’observe pas, mais qu’il devienne Tamara, Amed ou Aziz, par osmose ou par empathie, sans les juger. Plein de gens vont dire : jamais de la vie je ne sacrifierais mon enfant ! Mais mets-toi donc à sa place. Le roman permet ça, mais pas la nouvelle à Radio-Canada. Un phénomène de compassion s’installe. C’est une façon de comprendre les autres à travers le cœur. Et puis, mon roman porte sur les conséquences de la guerre, ce n’est pas un roman guerrier.