1- Comment la visite d’un rorqual égaré dans les eaux du port de Montréal en 2020 a-t-elle influencé l’écriture de ce texte ?
Éric Noël : C’est le véritable point de départ. En fait, à la base, ce texte était une commande pandémique du Théâtre national de Strasbourg avec une thématique très large : « Ce qui (nous) arrive ». J’étais complètement paralysé, je ne savais pas quoi écrire. On était en mai 2020 et je ne comprenais pas trop ce qui nous arrivait, justement. Puis, est arrivé ce fameux rorqual à Montréal. J’avais l’habitude d’aller marcher au bord du fleuve puisque j’habite tout près, et là, il y avait une baleine ! J’ai eu le sentiment d’un message évident. Je n’arrivais pas à écrire sur le monde quotidien, sur l’actualité, mais tout à coup, je pouvais me connecter à quelque chose de poétique et de plus grand que nous, qui venait en quelque sorte briser le réel. J’ai besoin d’une connexion à quelque chose d’un peu magique et mystique pour écrire. Donc le rorqual, c’est ce qui a guidé tout le geste d’écriture. Je me suis mis à faire de la recherche sur cette baleine et à tout consommer ce que je trouvais sur le web. Je suis tombé sur le GREMM, le Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins à Tadoussac, qui suivait la baleine depuis qu’elle avait quitté l’embouchure du fjord du Saguenay. Il y avait un journal sur Internet de tous les endroits où ils l’avaient aperçue, tout son parcours jusqu’à Montréal, par date. Rapidement, cette structure s’est imposée et dans mon texte, ce sont les vraies dates. J’ai imaginé le journal que j’écrirais si j’étais connecté de façon télépathique à cette baleine et j’ai écrit d’un seul jet. J’ai essayé de le retravailler après pour l’édition, puis pour la production, mais je n’arrivais pas à retrouver l’état d’esprit de ce moment-là. J’ai préféré le laisser intact.
2- Peux-tu nous parler de la forme scénique de l’œuvre ? À quoi peut-on s’attendre ?
É.N. : C’est très performatif, il y a du son, de la vidéo, du mouvement. C’est vraiment une lecture-performance. L’idée est venue d’une envie de simplicité dans le dispositif et d’une facilité pour les interprètes de s’emparer de ce monologue pour un soir seulement, comme chacun·e le joue une seule fois. Pour moi, c’est un rituel en hommage à cette baleine. J’ai appelé ça « un transrituel pour une baleine à bosse ». Le performeur ou la performeuse tente de la faire revivre et de la sauver, en quelque sorte, de son destin tragique. Le tout cherche à mettre en place une communion entre musique, parole, chorégraphie. On crée sur scène un espace où chaque performeur·euse va s’approprier ce rituel, selon son background culturel et personnel. Il y a un canevas de base que l’on transmet aux interprètes, mais tout peut être bougé, tout peut s’adapter. Chaque performance sera unique.
5- C’est un texte sur l’amour, mais aussi sur la solitude, sur l’actualité. Comment les différentes thématiques se rencontrent et cohabitent dans L’amoure looks something like you ?
É.N. : J’ai suivi ce que Virginia Woolf nommait « stream of consciousness ». Toutes les idées, les émotions qui traversent notre esprit. Dans notre tête, c’est loin d’être un long fleuve tranquille, on n’est pas dans un fil de pensées nécessairement logique. On est happé. Personnellement, j’avais l’impression d’être constamment remué par tout ce qui se passait, de ne plus savoir comment me positionner. Je me sentais happé de toutes parts, à la fois par la pandémie et par les événements sociaux et politiques. J’ai créé le parallèle avec un personnage qui vit une espèce de crise identitaire. Comme si ce qui se passait dans l’actualité, dans un monde en crise, faisait écho à des enjeux plus personnels et internes. Comme si quelqu’un cherchait à se positionner en lui-même, mais en même temps, politiquement, par rapport à des mouvements comme Black Lives Matter, par exemple. Je pense que la baleine apparaît au personnage comme une possibilité de sagesse, de réponse, de clarté et d’apaisement. Comme si, en se réfugiant dans cet amour interespèces, on mettait l’humanité sur pause pour aller vivre dans l’eau. C’est un appel à retourner dans le fleuve, à redevenir des bactéries, qui répond à une envie de s’extraire de cette vie un peu folle. Je ne sais pas ce que j’aurais écrit s’il n’y avait pas eu cet angle de la baleine et donc de l’amour interespèces. Évidemment, pour moi, c’est une bonne métaphore des amours queers. Et si on étendait les limites de ce qu’est l’amour ? Si on était capable d’aimer tous les êtres vivants, les plantes, les animaux, la planète, comme on aime de façon amoureuse et romantique, qu’est-ce que ça changerait ? Je pense que c’est par une révolution spirituelle et philosophique qu’on va pouvoir s’en sortir. Ce n’est pas qu’en magasinant avec mes sacs en tissu que je vais sauver la planète. Ça prend un réveil collectif qui passe par une remise en question de nos schémas de pensée à grande échelle et de notre façon d’aimer.
6- Comment la théorie de l’écologie queer dans les arts vivants a-t-elle nourri ton travail ? Et comment inscris-tu cette œuvre dans ta pratique globale ?
É.N : C’est après avoir écrit le texte, après qu’il ait circulé un peu, qu’on m’a appris que ce courant existait. Catherine Cyr (qui signe la postface du livre) et Émilie Martz-Kuhn de l’UQAM, qui travaillent beaucoup sur ces questions de Queer Ecology, se sont intéressées au texte parce que ça venait s’y inscrire. Ça a piqué ma curiosité, évidemment, et je me suis plongé là-dedans. Je crois qu’instinctivement, il y avait un lien énorme, pour moi, entre la queerness et l’écologie, parce que les deux nous demandent de repenser notre rapport au monde. Le mouvement queer est souvent solidaire de toutes les autres luttes. On va contester le capitalisme, notre façon d’utiliser les ressources de la planète, la société telle qu’on nous la vend. Si on est vraiment écologiste, si on veut passer de la parole aux actes, il faut poser des gestes assez radicaux qui vont à l’encontre de plusieurs mouvements de société dominants.
Concernant ma pratique, je dois avouer que la pandémie a changé de manière assez drastique ma vision du métier. Je me suis beaucoup remis en question et j’en suis venu à me dire que j’avais envie de faire des projets – je ne veux pas que ça paraisse cliché – mais « utiles ». D’où l’idée de créer en collégialité avec des concepteur·rice·s et des interprètes de la communauté queer. On a beaucoup réfléchi aux répétitions, pour faire en sorte que le climat soit sain pour tout le monde. Comment fait-on une scénographie écologique aussi ? Je m’interroge davantage sur la méthode et la façon dont on crée, sur l’utilité sociale du geste artistique. Je parle encore de moi dans mes créations, c’est sûr, mais on dirait qu’il y a quelque chose qui s’est calmé dans cette douleur ou ce mal-être que j’avais en moi, que j’avais besoin d’extirper. Ce texte est très différent de mes autres textes, qui étaient beaucoup plus sombres. Il y a plus d’espoir, plus de lumière. Et puis, c’est important pour moi de partir d’un texte autobiographique et d’en faire une production de communauté. Ça nous permet d’aller au-delà, de penser à des enjeux collectifs et de faire résonner les choses autrement. J’espère en tout cas que les gens vont ressentir que c’est un show de gang et non pas juste un solo. On veut convier le public à une expérience collective pour qu’il se sente à l’aise de réfléchir et de se questionner à nos côtés. Que tou·te·s embarquent avec nous dans cet espace de partage, cette cérémonie, ce « transrituel pour une baleine à bosse ».