À quel point la dystopie, tant en science qu’en art, nous devient nécessaire ?
La dystopie, au sens large d’une société sombre et menaçante, est-elle nécessaire pour nous aider à appréhender les possibles mondes futurs qui s’offrent à nous ? En littérature, les dystopies sont souvent employées comme des exemples de sociétés fictives dangereuses et étouffantes qui se seraient développées dans un futur proche, et présentées en guise d’avertissement. La clé d’une dystopie qui résonne à travers la lecture ou le visionnement d’une histoire est de faire en sorte qu’elle apparaisse tout juste assez possible pour susciter une angoisse palpable qui souligne son indésirabilité. En art, la dystopie peut s’affranchir des limites du monde réel pour se profiler, effrayante, comme le spectre d’un monde futur aussi dégradé que dégradant. Mais qu’en est-il de la science ? Peut-on se permettre d’employer une structure narrative dystopique afin de présenter des données sur, par exemple, l’impact anthropique sur le climat, pour mieux encourager le public et la classe politique à donner un coup de barre pour éviter le pire ? Comme d’habitude, il est plutôt rare qu’il existe ici une seule réponse définitive.
Écologiquement, nous sommes déjà au pied du mur en terme des impacts du réchauffement climatique causé par l’humanité. Ceci fait en sorte que même des situations que nous considérons aberrantes, comme les vagues mondiale de chaleur et de sécheresse inhumaines des deux derniers été, sont le nouveau « normal » auquel nous devons tant nous adapter, dans l’immédiat, que réagir, sur le plus long terme. Ainsi, certains écologistes comme Bill McKibben emploient déjà des néologismes comme « Terrre » (ou Eaarth, en anglais) pour décrire le monde dans lequel nous vivons actuellement : un monde qui nous est familier dans ses grands traits, mais qui opère déjà suivant des règles qui n’ont dorénavant que peu à voir avec le monde qui a donné naissance et soutenu jusqu’à présent les civilisations humaines. Un cadrage dystopique, dans lequel on tente d’imaginer en se basant sur les tendances révélées par les données scientifiques l’évolution de ces « Terrres » possibles sur des temps plus ou moins longs, peut certainement aider à communiquer l’ampleur des défis auxquels nous faisons présentement face. Cependant, à la différence de l’art, la science se doit d’employer cette structure avec parcimonie afin d’éviter des dérives et des découragements indus : nous avons encore le temps d’agir et il est essentiel, pour ne pas dire critique, que nous nous mobilisions en tant que société pour agir au mieux de nos capacités pour stabiliser les changements environnementaux qui constituent pour l’humanité un risque véritablement existentiel.
Monde sans plastique :
Imaginons un monde dans lequel la production de plastique a cessé du tout au tout. Il serait facile de croire que dans une telle utopie, une bonne partie des problèmes écologiques et de pollution qui nous affligent aujourd’hui seraient chose du passé. Certes, nos modes de vie en seraient révolutionnés. On aurait eu à trouver, et ce bien avant qu’on ait consommé la dernière goutte de pétrole, des matériaux alternatifs pour suppléer à tout ce qui, aujourd’hui, repose sur le plastique pour son bon fonctionnement, des stylos-billes aux emballages alimentaires et aux ordinateurs. Déjà, des lueurs d’espoir dans ce sens commencent à poindre à l’horizon, que ce soit à travers l’utilisation de nouveaux matériaux à base de plantes ou des changements de fond dans nos modes de déplacement (pistes cyclables) et de vivre-ensemble (densification urbaine). On peut donc d’ores et déjà entrevoir un monde sans plastique bien que certains de ses aspects fondamentaux, comme ses coûts à long terme et ceux entraînés par les inévitables mises à niveau qu’il requerrait, et leurs impacts sur notre qualité de vie, soient plus difficiles à cerner avec précision. Tout semble indiquer, cependant, qu’un tel monde sera, par nécessité, plus petit, tant en termes de notre empreinte écologique, de l’échelle à laquelle nous nous procurerons nos biens essentiels et aliments ou encore de l’ampleur de nos déplacements.
Cependant, tel un spectre insidieux, même si on en cesse la production, le plastique nous hantera encore longtemps. Désagrégée en microparticules, la masse plastique produite au cours du dernier siècle s’est métamorphosée pour s’insinuer dans tous les maillons de la chaîne trophique, de l’eau que nous buvons aux plantes et animaux que nous consommons. Les archéologues de demain n’auront aucun mal à pointer du doigt dans les couches sédimentaires trouvées sur leurs sites l’ère de l’Anthropocène, ce moment quand l’humanité s’est arrogé la puissance d’une force géologique, et ce, à l’échelle de la planète. Étant donné la résistance du plastique et le fait qu’il s’est propagé partout à la surface du globe (et jusque dans les abysses marins les plus profonds), force nous est de constater que nous tomberons encore longtemps, au détour d’une pelletée de terre ou d’un coup de truelle, sur les reliefs de cette période d’insouciance qui aura marqué le moment où l’humain est devenu la principale force tellurique de la planète.