Nous sommes devenus humains au fur
et à mesure qu’ils sont devenus chiens.
Paul B. Preciado, « Amour dans l’anthropocène »
Montréal, juin 2016 : Christiane Vadnais, une femme de 55 ans se trouvant dans sa cour de l’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, est fatalement attaquée par le chien de son voisin. L’événement, sans surprise, a fait grand bruit dans les médias, mais aussi dans l’arène politique. Quelques mois plus tard, le ministre de la Sécurité publique a présenté, à l’Assemblée nationale, un projet de loi « visant à favoriser la protection des personnes par la mise en place d’un encadrement concernant les chiens », et, toujours en 2017, l’affaire allait devenir un élément déterminant de la campagne électorale municipale en contribuant à l’élection de la toute première femme à la tête de la métropole québécoise.
Si la mort de Vadnais a à ce point remué la sphère sociale, c’est sans doute autant à cause de son côté véritablement troublant que parce que l’animal en question était de type pitbull. À Montréal, le maire sortant s’est alors dépêché d’interdire ces chiens sur l’ensemble du territoire de la ville. Au niveau provincial, le projet de loi du gouvernement libéral en place contenait une annexe définissant les « chiens réputés potentiellement dangereux » : « les pitbulls (dont les pitbulls terriers américains, les terriers américains du Staffordshire et les bulls terriers du Staffordshire) ; les rottweilers ; les chiens issus du croisement entre un pitbull ou un rottweiler et un autre chien ; les chiens hybrides issus du croisement entre un chien et un autre canidé ; les chiens dressés à des fins de protection, de garde, de combat ou d’attaque ». Plusieurs personnes ont alors dû contester, devant les tribunaux, les contraventions qui leur avait été imposées à la suite de l’entrée en vigueur du règlement contre leurs chiens. Cet événement, certes épouvantable, et les réactions qu’il a alimentées m’apparaît symptomatique de ce que plusieurs spécialistes de la question animale – dont Claire Jean Kim dans son essai dans Dangerous Crossings (2015) – ont défini, aux États-Unis, comme du « racisme canin », s’appuyant moins sur la science que sur une immense part de subjectivité. C’est que de nombreuses catégories de l’esprit doivent être floues pour être opérantes, comme le suggère, dans Is Racism an Environmental Threat ? (2017), Ghassan Hage au sujet des classifications islamophobes : « Les personnes racistes ont toujours réussi à être exceptionnellement efficaces, notamment en étant précisément vagues. On pourrait également dire que le flou, un certain fouillis empirique, la contradiction, le blocage de l’évidence, voire parfois une appréhension complètement surréaliste de la réalité sont les conditions mêmes de l’efficacité maximale des pratiques racistes. »
En 1986 entrait en vigueur, au Québec, la Loi sur la recherche des causes et des circonstances de décès. Et on sait, grâce à un bilan produit par le Bureau du coroner dans le sillon de l’affaire Vadnais, que depuis, sept morts causées par des morsures de chien sont survenues dans la Belle Province. Les données contenues dans ledit bilan obligent d’ailleurs quelques questionnements. Pourquoi est-ce le seul cas Vadnais qui a alimenté une telle réaction à la fois médiatique, sociale et politique : parce qu’il s’agissait d’une adulte, et non pas, comme dans tous les autres dossiers, d’enfants (âgé·e·s chaque fois de cinq ans ou moins), jeunes victimes qu’on identifie volontiers, dans la majorité des rapports, à des proies faciles, presque « naturelles » face au caractère « sauvage » des chiens concernés ? Ou est-ce plutôt une question de territoire ? Car dans la plupart des cas, c’est l’enfant qui aurait provoqué la riposte de l’animal en s’approchant de lui, alors que la femme de 55 ans, elle, se trouvait chez elle.
Il y a peut-être tout cela, mais surtout le fait que la dernière attaque à ce jour réunissait les trois paradigmes qu’on a, toujours selon Kim, volontiers tendance à associer, même inconsciemment, aux pitbulls : noir/urbain/dangereux. Ici, l’animal en question, qui répondait au nom de Lucifer, en plus de vivre en ville, appartenait à un homme noir dont les médias n’ont pas manqué de décrire les démêlés avec la justice. Bien qu’il s’avère difficile, voire impossible, de mesurer à quel point l’identité du propriétaire fautif a joué dans le traitement de cette affaire, il me semble qu’il y a là une réaffirmation – et non la moindre – des liens entre race et espèce.
Cette corrélation est particulièrement manifeste dans le cas du chien, Parangon de la rencontre entre la nature et la culture, puis des nombreux couples antithétiques qui en découlent : sauvage et domestique, danger et sécurité, instinct et raison, etc. À titre d’exemple, on n’a qu’à regarder ce que le discours prononcé par le 45e président des États-Unis à la suite de la mort d’un dirigeant de l’État islamique, ce qui a été mis en lumière par Christabelle Sethna. Dans le même ordre d’idées, Bénédicte Boisseron ne manque pas de rappeler dans son essai Afro-Dog (2018), que ce sont presque uniquement contre les populations noires que sont utilisés, toujours chez nos voisins du Sud, les chiens par les forces de l’ordre.
Je vois des réalités similaires dans mon examen, d’un point de vue animal, de la dramaturgie contemporaine au Québec ; voilà quelques années que je balise, avec le chien et auprès de lui, cette production culturelle afin d’établir une géographie critique de quelques-unes des représentations de ce rapport trouble qui constitue l’une des plus vieilles affaires de discipline·s qui soit. Bien que, sans surprise, la question raciale y soit en grande partie évacuée, le rapport inter-espèces permet de constamment louvoyer, sur les planches comme dans le réel, entre une présence positive et une négative pour illustrer un rapport à l’Autre, et par la bande réaffirmer une certaine image de soi-même.
Ainsi, de Poème pour une nuit d’anniversaire de Dominick Parenteau-Lebeuf (1993) à Mes enfants n’ont pas peur du noir de Jean-Denis Beaudoin (2014), en passant par Chien savant d’Olivier Choinière (1998), Les mains bleues de Larry Tremblay (1999), Transmissions de Justin Laramée (2008) ou Mort de peine d’Yvan Bienvenue (2009), pour ne nommer que ces seuls titres, c’est une bonne vingtaine de pièces qui mettent en scène Canis familiaris incarnant, le plus clair du temps, une expression relativement banale : son chien est mort. En effet, en de nombreuses occasions il décède, or il n’en demeure pas moins qu’entre le récurrent accident de voiture ou le lent trépas, l’inéluctable disparition du chien est intimement liée à son propre maître – le masculin s’impose. Plusieurs pièces mettent effectivement en scène un homme désœuvré dont l’errance semble marquée par une certaine fatalité, avec comme unique compagnon une pauvre bête à son image. Cela se traduira en outre par la faim et la maladie, autant de maux qui affligent sans cesse les personnages animaux de ce corpus.
Il s’agit sans doute là d’une des raisons pour lesquelles cet animal est autant sollicité dans la dramaturgie récente : son caractère bordélique le fait passer d’un espace à un autre, d’un monde à un autre, d’un état à un autre. Aussi rassurant qu’inquiétant, le chien est là justement parce qu’il peut, à tout moment, redevenir l’être dangereux qu’on avait pourtant un jour maîtrisé. Un tel problème de retenue, il faut bien entendu l’entendre comme un menaçant manque de discipline : pour l’Homme, cela se traduit par une constante anxiété, celle que le chien – comme l’Autre, d’ailleurs – déraille, s’enrage, que sais-je encore, bref qu’il affiche quelque comportement déplacé rimant avec une présence out of place malgré ce qu’on attend de lui, malgré ce qu’on a bien voulu faire de lui, rendant par la même occasion manifeste l’échec du civilisé. Le chien serait donc utile, d’un point de vue moral, pour rappeler à l’humain certains des comportements déviants à condamner ; sa présence inquiétante est importante précisément pour cette raison, aussi parce que le traitement des animaux est indissociable du traitement d’autrui.
Et pendant ce temps, alors que la diversité du vivant s’effrite à un rythme ahurissant, la gent canine, elle, pullule avec environ un milliard de têtes aux quatre coins du globe. Voilà également la situation paradoxale que donne à voir le chien : celle d’une abondance allant à l’opposé de la marche actuelle du monde puisque l’omniprésence de Canis familiaris en fait plutôt un symptôme d’un état du monde, symptôme qui parle autant que tous les phénomènes environnementaux que nous ne cessons de déplorer, souvent vainement, depuis quelques décennies. Car il faut bien admettre, oui, une bonne fois pour toute, que la crise environnementale se situe à l’intersection de plusieurs drames appelant notamment un nécessaire brassage des disciplines parce que, pour le dire avec les mots de Julie Sermon (Morts ou vifs, 2021), « la détérioration des environnements naturels ne peut pas être déconnectée de l’appauvrissement, général et systématique, de tous les milieux de vie (qu’ils soient personnels ou professionnels, naturels ou urbains) et de toutes les formes de vie (individuelles et collectives, humaines et non humaines) ». Le chien apparaît, essentiellement, comme un sujet tragiquement quotidien.
Voilà ce qu’annonçait déjà l’essentiel des pièces canines du théâtre québécois dès le tournant des années 2000 ; elles mettent en scène, par le biais de l’animal, une série de questions sur la place de l’altérité en soi et pour soi. Ainsi, entre les deux il n’y aurait qu’un pas, si bien que la violence qui ne cesse de s’exprimer dans ce corpus révèle, de façon peut-être moins spectaculaire que les drames que nous vivons actuellement, mais de manière tout aussi brutale, la profonde crise des intériorités, et avec elle celle des différences.